Quelle que soit sa forme, une société est avant tout un dispositif de production de fidélité. Croire en l’autre – et non seulement lui faire confiance – veut dire que l’on compte sur lui au-delà même de tout calcul, comme garant d’une inconditionnalité ; c’est à dire comme garantissant des principes, une droiture, une probité, etc. Ce sont les rôles tenus par les parents, les curés, les instituteurs, les agriculteurs, les officiers, etc. Ces personnages sont en cela chargés d’une sorte de mission surmoïque : ceux qui croient en eux investissent en eux – et aussi bien, dans la Nation, dans le Christ, dans la Révolution, mais aussi dans le projet social qu’ils incarnent et que doit aussi incarner tout entrepreneur selon Max Weber.
Nous savons depuis Weber que le capitalisme a transformé la nature de l’engagement qui structurait la société occidentale – fondée sur la foi propre à la croyance religieuse monothéiste – en confiance entendue comme calculabilité fiduciaire. Cependant, la crise du capitalisme qui s’est déclenchée en 2007-2008 nous a appris que la transformation de la fidélité en calculabilité opérée par les appareils fiduciaires, a rencontré une limite où le crédit s’est massivement renversé en discrédit. Ce processus, qui relève de ce que Weber et Theodor W. Adorno désignèrent comme une rationalisation et qui conduit à un désenchantement, est essentiellement lié à un processus de grammatisation. Ce processus a pris une nouvelle dimension lors de la Renaissance grâce à l’imprimerie et a été l’objet de luttes politico-religieuses sans précédent pendant la Réforme. Au cours de ces luttes, la «pharmacologie de l’esprit» formée par le Livre et les livres, et la thérapeutique nécessaire que requièrent de tels « pharmaka» (des poisons qui sont aussi des remèdes) deviendront les thèmes d’un conflit spirituel au service d’une nouvelle thérapeutique religieuse et laïque.
Nul ne peut ignorer qu’avec le développement du numérique (qui est le stade le plus récent du processus de grammatisation) réapparaissent de grandes questions que posa l’imprimerie, et qui déclenchèrent en grande partie la Réforme puis la Contre-réforme : la confiance, dans le monde du metadataware, des réseaux sociaux et de la traçabilité (sans parler des questions de paiement sécurisé qui prennent ce sujet par son enjeu le plus superficiel) est devenue une question primordiale.
Or il faut ici faire un pas au-delà de cette question de la confiance : dans un contexte de crise économique, politique, morale, mentale et environnementale où c’est la technologie dans son ensemble qui est perçue comme un facteur de défiance (comme un pharmakon aux effets de plus en plus toxiques), cependant que toutes les relations sociales s’en trouvent affectées de près ou de loin où que l’on soit (du centre recherche au centre commercial en passant par l’entreprise, l’école, le foyer, etc .), l’enjeu est que l’espace public et le temps public numériques contribuent à la réélaboration de figures du crédit – c’est à dire de l’engagement et de l’investissement sous toutes leurs formes et au-delà de tout calcul – , crédit sans lequel la confiance et la fidélité qu’elle nécessite sont impossibles. Aucun doute que cette question est politique, sociale et même spirituelle tout aussi bien qu’économique et technologique.
Après avoir abordé la question de la défiance face aux nanotechnologies dans les Entretiens de 2010, nous tenterons cette année d’analyser les interactions entre facteurs sociaux, politiques, économiques, financiers, industriels et technologiques en matière de confiance et de crédit.