A ses débuts, le Web fut pensé comme un lieu de partage et de transmission des savoirs. Aujourd’hui, il est devenu le medium du marketing des plateformes, de l’hypercontrôle et plus généralement d’une automatisation généralisée menant à ce que Bernard Stiegler a appelé une désindividuation et une dénoétisation. Cela n’est pourtant pas une fatalité et il y a des alternatives. En parlant de "Web néguentropique", Bernard Stiegler fait une proposition : on ne pourra sortir du Web automatique dénoétisant qu’en repensant l’architecture du Web, en redéfinissant ses formats et en y créant des espaces herméneutiques, c’est-à-dire des lieux dédiés à la vie des savoirs et à leur interprétation.
Or cette réinvention du Web, qui passerait non seulement par des questions informatiques et logicielles mais aussi par des questions de géopolitique, et en tant qu’elle constituerait le processus d’une désautomatisation, ne pourrait se concevoir qu’à partir de systèmes automatisés. Le Web néguentropique, le Web de la différance, serait donc une combinaison de processus herméneutiques et de processus automatiques, les seconds permettant les premiers. Il serait alors possible d’envisager le Web comme le lieu où la production de l’incalculable est rendue possible par le calcul. Penser le Web néguentropique requiert donc de poser la question de l’incalculable comme ce à quoi il faut faire droit, et à l’heure où un computationnalisme radical (et donc entropique) domine les faits.
Pour cela, nous devons revenir vers l’épistémologie du calcul, et interroger la pensée d’Alan Turing. Il serait à ce sujet indispensable de confronter les points de vue différents qui ont été exprimés au sujet du test de Turing par Giuseppe Longo et Paul Jorion. Relire Turing aujourd’hui, comme nous avons commencé de le faire il y a un an, devrait en tout cas nous amener à revenir vers l’article de 1952 (The Chemical Basis of Morphogenesis), à propos duquel Jean Lassègue avait montré comment Turing y réenvisage, à partir de la biologie, ses théories sur le calculateur. C’est en effet à travers la biologie qu’Erwin Schrödinger (dans Qu’est-ce que la vie ?) situe le paradigme de ce qu’il nommera « entropie négative », et qu’on appellera par la suite néguentropie, c’est-à-dire la création locale d’un ordre s’opposant à l’augmentation globale inéluctable du désordre en quoi consiste l’entropie.
Or, si nous postulons avec Schrödinger que la vie se présente comme le schéma d’un frein à l’entropie, si donc le schéma vital et le schéma néguentropique sont analogues, nous devrons prendre très au sérieux l’hypothèse qui est au centre du travail de Francesco Vitale, et selon laquelle « la question [de la vie] serait le fil rouge, plus ou moins caché, de la déconstruction, en même temps que la genèse et la structure de la différance ». Dans cette séance, nous essaierons donc de comprendre comment la biologie et l’épistémologie du calcul peuvent dialoguer afin de nous rendre capables de penser l’incalculable et la néguentropie.
· Séance du 13 janvier 2015 du séminaire Etudes Digitales, sur le thème « Lire Turing aujourd’hui », avec Jean Lassègue et David Bates : http://digital-studies.org/wp/jean-lassegue-et-david-bates-13012015
· Article de Francesco Vitale duquel est tirée la citation ci-dessus : https://www.academia.edu/19534611/Life_Death_and_Difference_Philosophies_of_Life_between_Hegel_and_Derrida._in_The_New_Centennial_Review_15_1_spring_2015
· Article de Giuseppe Longo sur le test de Turing : http://intellectica.org/SiteArchives/archives/n35/35_5_Longo.pdf
· Livre de Paul Jorion sur les systèmes intelligents : https://lectures.revues.org/11032 et résumé par Paul Jorion de ses divergences vis-à-vis du point de vue de Longo : http://formes-symboliques.org/spip.php?article80
Jean Lassègue est philosophe des sciences, chargé de recherches au CNRS et à l’EHESS, ainsi qu’au Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée de l’Ecole Polytechnique (CREA). Ses travaux relèvent de l’anthropologie philosophique et ont pour thème général l’étude des formes et activité symboliques : dans ce cadre, il a étudié l’émergence et l’évolution de l’informatique, envisagée à la fois comme outil de modélisation d’un point de vue épistémologique, comme objet anthropologique réorganisant les savoirs et les pratiques, et comme nouvelle étape dans l’histoire de l’écriture. Dans son livre sur Alan Turing (Turing, Paris, Les Belles Lettres, 1998), il s’attache à décrire la cohérence interne de l’ensemble des travaux qui ont progressivement conduit le théoricien de l’intelligence artificielle du formalisme mathématique à l’étude de la morphogénèse, en passant par l’informatique. Son intervention lors du séminaire Etudes Digitales 2014 visait à montrer comment il est possible de proposer une interprétation non-computationnelle de Turing (http://digital-studies.org/wp/jean-lassegue-et-david-bates-13012015/).
Francesco Vitale est philosophe et enseigne à l’Université de Salerne, en Italie. Ses recherches portent principalement sur l’œuvre de Derrida et notamment dans sa relation à Hegel. Il est l’auteur de nombreux essais sur Derrida, publiés en Italien, Anglais et Français. Ces dernières années, il a travaillé sur un projet de recherche mêlant la pensée de Derrida et les sciences de la vie, et intitulé « Biodéconstruction ».