Séminaire Le design de l'attention - Création et automatisation
Deuxième séance le 17 février 2015
« Le procédé fondamental de la digitalisation [écrit Yves Citton] tend à court-circuiter les filtrages que l'humanité opérait jusque-là à travers des phénomènes analogiques de Gestalt. Pendant des millénaires, nous avons appris à prêter attention à des formes relevant de l'imaginaire (imagos, Gestalt, patterns) ; les nouveaux dispositifs numériques analysent ces formes en données discrètes (data, bits, digits), qui relèvent de logiques symboliques. Alors que les segmentations du continuum sensoriel (les couleurs de l'arc-en-ciel, les notes de la gamme musicale) étaient opérées par des subjectivités individuelles toutes infinitésimalement différentes entre elles, même si elles se recoupaient collectivement au sein de la culture qui les régissait ces segmentations sont désormais opérées au niveau des machines qui vectorialisent les perceptions sensorielles. » ( Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014, p.105). La numérisation n'engendre donc seulement une grammatisation du continuum sensoriel selon l'expression consacrée par Sylvain Auroux et Bernard Stiegler ( Sylvain Auroux, La révolution technologique de la grammatisation, Bruxelles, Mardaga, 1993 ; Bernard Stiegler, De la misère symbolique, T.1, L'époque hyper-industrielle, Paris, Galilée, 2004, p.111-116). Elle participe également d'une procédure de programmation, c'est-à-dire d'un protocole qui, en régissant la saisie du continuum concret en données abstraites, pré-paramètre matériellement (et non seulement culturellement) notre perception de la réalité. Ce qui génère d'inévitables effets de standardisation et d'homogénéisation dans notre interprétation de la réalité. Cependant, les herméneutiques psychanalytique et littéraire partagent un même présupposé d'une « plus-value inter-attentionnelle : l'entrecroisement d'attentions conjointes mais flottantes, c'est-à-dire soucieuses de se décoller les unes des autres, produit des sensibilités et des connaissances nouvelles, supérieures à la somme des savoirs apportés par chacun » ( Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014, p.172). Jean-Marie Schaeffer montre en outre que le style attentionnel requis par l'expérience poétique, mais aussi par les expériences esthétiques proposées par l'art contemporain, se fonde sur un « retard de catégorisation ». Comment protéger et développer alors notre littératie critique et nos capacités interprétatives dans un régime qui substitue à l'interprétation personnelle, et à la bifurcation (Deleuze), un algorithme de recherche standardisé par la grammatisation et la programmation ? Comment profiter de la puissance vectorielle du numérique sans se laisser emprisonner dans les cages scalaires de la numérisation tels que fonctionnent Google ou Page Rank ? L'éthique hacker peut-elle se hausser au défi posé par les cultures numériques actuellement émergentes ?
Intervenants : Yves Citton : Professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l'université de Stendhal-Grenoble 3. Il a été enseignant à l'Institut d'Études Politiques de Paris, ainsi qu'aux universités de Yale et de Pittsburgh aux États-Unis. Il est membre de l'unité de recherche LIRE (CNRS 5611) et codirecteur de la revue Multitudes. Il a publié "Gestes d'humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques" (Armand Colin, 2012) ; "Renverser l'insoutenable" (Seuil, 2012) ; "Zazirocratie" (Éditions Amsterdam, 2011) ; "L'Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l'interprétation ?" (La Découverte, 2010) ; ainsi que "Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche" (Éditions Amsterdam, 2010). Sur le sujet de "l'attention", il a dirigé le numéro 54 de la revue Multitudes, intitulé « Nouvelles luttes de classes sur le web : Économie de l'attention et exploitations numériques », et codirigé à l'Université Stendhal-Grenoble 3, en novembre 2013, le colloque : « L'économie de l'attention au carrefour des disciplines ». Il a publié récemment "L'économie de l'attention. Horizon ultime du capitalisme ?" (La Découverte, 2014), et "Pour une écologie de l'attention" (Seuil, 2014). Jean-Marie Schaeffer : Directeur et professeur d'esthétique et de théorie de l'art au Centre de Recherche sur l'Art et le Langage à l'EHESS, Jean-Marie Schaeffer est aussi directeur de recherche au CNRS. L'ensemble de ses recherches s'inspire des outils méthodologiques de l'analyse structurale et de la philosophie analytique et prend appui sur les acquis de la philosophie « naturaliste » de l'esprit, des sciences cognitives et des travaux anthropologiques. Il a notamment publié "Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?" (Seuil, 1989) ; Les Célibataires de l'Art. Pour une esthétique sans mythes", (Gallimard, coll. « Essais », 1996) ; "Pourquoi la fiction ?" (Seuil, 1999) ; "Adieu à l'esthétique" (Presses universitaires de France, 2000) ; "Art, création, fiction" avec Nathalie Heinich (Éditions Jacqueline Chambon, 2004) ; La Fin de l'exception humaine (Gallimard, 2007) ; "Petite Écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ?" (Vincennes, Editions Thierry Marchaisse, 2011). Il a également été responsable du programme de recherche «L'expérience esthétique : objets et contextes, styles attentionnels et attractivité ?» du labex Création, Arts et Patrimoine en 2012. Clémence Jacquot : Agrégée de lettres classiques. Docteure en stylistique sur une thèse intitulée : "Plasticité de l'écriture poétique d'Apollinaire : une articulation du continu et du discontinuité". Clémence Jacquot poursuit actuellement ses recherches en post-doctorat ("Humanités numériques") dans le cadre du LABEX OBVIL (Observatoire de la Vie Littéraire). Ses axes de recherche l'amène à travailler sur l'annotation de corpus et les outils automatisés pour l'exploration numérique de corpus littéraires.