= Argumentaire du séminaire =
Supposant qu’un « partage du sensible »[1] entre le spectateur et l’objet d’art répond à un enjeu émancipatoire dont l’expérience esthétique est devenue le maître-mot, et le musée un lieu de prédilection, nous voulons examiner dans quelle mesure les cultures visuelles numériques et l’âge industriel de l’exposition artistique en ont radicalement altéré les conditions. Nous soutenons que ce partage est conditionné par nos dispositifs audiovisuels numériques actuels ainsi que par une économie culturelle conditionnant tous deux notre attention, rouage majeur de l’expérience esthétique.
Nous appellerons organologie générale la démarche qui consiste à analyser ce dispositif dans la vie esthétique elle-même, à partir d’une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes psychophysiologiques, des organes artificiels et des organes socio-économiques. Celle-ci décrit une relation transductive entre ces trois types d’organes, dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types.
Notre propos organologique formulera et examinera l’hypothèse d’une tendance contemporaine de la muséographie et du commissariat d’exposition. Celle-ci consiste dans une transformation de l’expérience esthétique dans l’espace muséal, modifiée d’une part par les effets cognitifs des cultures visuelles numériques favorisant une dissémination attentionnelle[2] comme type attentionnel dominant, et d’autre part par l’espace muséal lui-même pris dans le contexte d’une économie culturelle, qui implique une gestion de plus en plus contrainte des gains de productivité accroissant le nombre de visiteurs dans l’espace d’exposition et multipliant alors, dans le moment de l’expérience, les zones de focalisations attentionnelles. Ces deux caractéristiques impactent les conditions attentionnelles nécessaires à la réalisation d’une expérience esthétique, consistant en une intensification, une distinction, une suspension attentionnelles (Marianne Massin)[3], ainsi qu’une intentionnalité (Jean-Marie Schaeffer)[4].
Selon Jean-Marie Schaeffer, il est possible de « comprendre l’expérience esthétique dans son caractère générique, c’est-à-dire indépendamment de son objet [5]». […] « C’est cette dualité qui est sans doute la plus fascinante à la fois de l’expérience esthétique et de la création artistique. D’un côté les faits investis esthétiquement et les modalités sociales de cet investissement sont presque infinis ou en tout cas totalement imprévisible, de l’autre la structure même de cette expérience est toujours la même [6]».
Selon ce même auteur, l’expérience esthétique se traduit par un allongement du traitement cognitif de l’objet d’art, qui aboutit à une surcharge attentionnelle (par rapport à une situation standard). En général, l’expérimentateur ou visiteur accepte que le coût de cette surcharge soit compensé par le plaisir propre que provoquent les effets esthétiques de l’objet d’art. Mais l’allongement du traitement du signal cognitif, du fait de la maximalisation de l’investissement attentionnel, ne produit pas seulement une surcharge attentionnelle, il produit aussi un retard de catégorisation, c’est-à-dire un retard dans l’activité de synthèse herméneutique qui permet au visiteur de comprendre ce qu’il sent. Selon Jean-Marie Schaeffer, la capacité d’un individu à accorder une attention soutenue à la matérialité esthétique de l’objet d’art est donc proportionnelle à sa capacité à supporter les situations de catégorisations retardée. Un tel retard à, en effet, une contrepartie positive : plus la catégorisation (qui correspond au traitement sémantique du message) est retardée, plus la quantité d’information sensorielle pré-catégorielle accessible augmente[7].
Or, si l’expérience esthétique se traduit par un retard de catégorisation, elle n’en demeure pas moins un processus qui doit aboutir à une nouvelle catégorisation. Ce qui semble difficile à opérer pour le visiteur pressé, sollicité de tous côtés, et qui est déjà passé à un autre objet d’art avant même de pouvoir catégoriser ce qu’il sentait. Yves Michaud proposera ainsi de qualifier notre activité muséale contemporaine de tourisme esthétique[8] plutôt que d’expérience esthétique.
Un tourisme esthétique que nous pourrions caractériser par une maximalisation de la surcharge attentionnelle, et un accroissement toujours plus grand de la jouissance dans la réception d’informations esthétiques pré-catégorielles, et cela, au dépens de l’activité de catégorisation.
Cependant, tandis que Jean-Marie Schaeffer décrit l’expérience esthétique comme une difficulté de catégorisation compensée par une jouissance sensorielle, il semblerait aujourd’hui, d’une part que le désir de jouissance sensorielle ait eu raison du désir de catégorisation, et d’autre part, que la surcharge (ou intensification) attentionnelle ne soit plus seulement causée par l’étrangeté fascinante d’un objet d’art qui aspirerait toute la puissance attentionnelle du visiteur, mais par l’abondance euphorisante de plusieurs objets d’arts juxtaposés. Faut-il voir là le signe d’une mort de l’expérience esthétique au sein du dispositif muséal contemporain ?
Nous tenterons au contraire de formuler l’hypothèse d’un art renaissant de la muséographie et du commissariat d’exposition qui procéderait de cette nouvelle configuration entre les organes économique et technique muséaux, et l’organe psychophysiologique attentionnel. Ce serait là, poser à nouveaux frais la question de l’expérience esthétique, non plus de l’objet d’art, mais de l’exposition elle-même, composée de plusieurs objets d’art. Il s’agirait alors d’un art de l’ambiance de l’exposition artistique, consistant dans la détermination d’une « perception ambiantale » singulière d’un ensemble esthétique. Nous désignons par « perception ambiantale » un mode perceptif résultant d’un processus cognitif d’hyper-dissémination attentionnelle et sémiotique, dont l’activité de synthèse herméneutique[9] aboutit à une inattention exclusive à un objet esthétique, mais à une sensation floue et indéfinie d’un ensemble esthétique plus vaste composé de plusieurs objets esthétiques.
Dans la logique créative de cette tendance, le muséographe et le commissaire d’exposition, en tant que metteurs en scène de l’exposition, favoriseraient ainsi une dissémination attentionnelle et sémiotique, et composeraient des attentions et des signes entre eux, provenant de chacune des œuvres exposées, pour proposer au visiteur, non plus l’expérience esthétique d’un objet d’art, mais l’expérience esthétique globale d’une exposition artistique, c’est-à-dire de son ambiance.
Plusieurs transformations organologiques semblent ainsi s’opérer au sein de l’exposition artistique, en défonctionnalisant le rôle de l’œuvre d’art dans l’expérience muséale, rabaissée au statut d’objet d’art, en refonctionnalisant le rôle du muséographe, du commissaire d’exposition et du scénographe, érigés au statut d’artistes principaux, et en déplaçant la médiation artistique de l’objet d’art vers l’exposition artistique. Enfin, l’enjeu politique de la mission culturelle du musée pourrait-il aussi se transformer en une proposition d’expérience des ambiances ?
C’est à ces transformations organologiques opérées par cette tendance contemporaine de l’expérience muséale, de la muséographie et du commissariat d’exposition que ce séminaire se donnera pour enjeu d’analyser et de conceptualiser.