Sous la direction de : Igor Galligo et Bernard Stiegler Inscriptions : entrée libre ; contact@iri.centrepompidou.fr ou 01 83 87 63 25 Lieu : Sauf mention contraire, dans la salle Triangle (ancienne salle Piazza) devant le Centre Pompidou, à droite du mobile de Calder.
L’enjeu principal du capitalisme actuel consiste à prendre en charge la totalité des moments d’existence en développant des techniques de captation de l’attention qui instaurent une exploitation quasi-systématique de la sensibilité et du temps libre. C’est une nouvelle forme du capitalisme qui se développe par des technologies de capture et de contrôle de l’attention.[1]
Le marketing et le management distinguent aujourd’hui des technologies visant à capturer l’attention (« attention getting technologies ») – dont les guerres urbaine, domestique et internet permanentes génèrent plutôt une dissémination de l’attention qu’une captation de l’attention[2] – et des technologies visant à former, structurer et conduire l’attention, (« attention-structuring technologies »), dont l’efficacité opère sur la durée en assurant le guidage de l’attention d’un point de saillance à un autre.[3] Processus d’habituation qui parviennent à automatiser le déclenchement et l’enchaînement de certaines actions et réactions attentionnelles, c’est-à-dire à les incorporer.
Si la question de l’automatisation précède et accompagne toute l’histoire de la société industrielle, elle se présente de nos jours sous des traits complètement nouveaux : avec la numérisation de toutes les relations (à soi, aux autres, aux choses, à l’espace, au temps), les automatismes sont désormais présents dans la plupart des activités humaines. Selon David Bates, professeur et directeur du département de rhétorique à l’université de Berkeley, le cerveau humain est un système ouvert et plastique, d’un genre particulier, qui se détermine lui-même, mais qui reste capable de défier ses propres automatismes par des actes de pure créativité. La longue histoire des technologies de raisonnements automatique montre cependant que l’idée d’un système cérébral « mol et pliant »[4], décrite par Descartes, a été progressivement évincée par les mécanismes rigides des systèmes techniques et technologiques de l’ère industrielle[5], et en premier lieu le système tayloriste, générant alors des phénomènes d’aliénation et de prolétarisation au sein des différentes sphères de l’existence humaine, y compris sur le plan attentionnel.
« Selon Simone Weil [écrit Frederic Moinat[6]], la manière dont Marx a posé le problème de l’aliénation ouvrière est insatisfaisante, ou du moins insuffisante. […] Marx pensait que la suppression de la propriété privée des moyens de production reviendrait à supprimer la souffrance et l’oppression ouvrière.[7] Or, c’est avant tout le travail ouvrier dans les usines mécanisées, où le taylorisme est en vigueur qui est cause de la souffrance ouvrière. […] L’aliénation du travail ouvrier résulte de l’application du taylorisme dans les usines. Le travail ne peut pas avoir un sens pour l’ouvrier car « au lieu d’accomplir un travail qualifié, il n’y a plus qu’à exécuter un certain nombre de gestes mécaniques qui se répètent constamment »[8]. L’ouvrier ne peut déployer aucune initiative parce que tout ce qu’on lui demande, c’est de se soumettre aux injonctions opératoires de la machine. Il n’a pas de vue d’ensemble du processus de production qui lui permettrait de suivre l’élaboration des objets et de participer ainsi à une tâche commune significative. Pour reprendre la terminologie husserlienne, on peut dire qu’aucune constitution de sens ne s’accomplit […] Or, ce sont les stimulations provenant du monde qui nourrissent l’attention [pour rendre] possible une continuation de la constitution de sens. […] A cause du caractère monotone et mécanique du travail, aucune stimulation ne vient nourrir l’attention de l’ouvrier, qu’il doit pourtant maintenir en éveil [afin d’éviter la production de pièces défectueuses et l’avènement d’incidents techniques]. Selon Simone Weil, cet « attentat contre l’attention des travailleurs »[9] constitue l’essentiel de leurs souffrances en usine, […] car [l’ouvrier] ne peut maintenir son attention qu’en investissant de manière volontariste une énergie psychique considérable. Autrement dit, il doit compenser le manque de stimulation de la part de son environnement par un considérable effort d’attention. Ce n’est qu’en maintenant son attention éveillée de manière active qu’il peut éviter son déclin. Ainsi, l’attention aliénée se caractérise de manière paradoxale par une extrême passivité d’un côté et une extrême activité de l’autre.[10]» Simone Weil dénonce ici « le paradoxe d’une attention sollicitée et maintenue en éveil sans être vivifiée[11]».
A l’inverse, nous défendons l’idée que l’attention doit être conçue et pratiquée comme une réponse créative, constitutive de sens. Comme l’explique Bernhard Waldenfels, « les effets de l’attention ne se limitent pas à la sélection de certains contenus, ils se manifestent dans certains modes par lesquels les choses sont données et les actes accomplis. Ces modes de l’expérience n’existent ni dans le monde extérieur des choses physiques ni dans le monde intérieur des actes ou des états mentaux : ils sont à inventer ou à créer. Plus précisément, ils se créent par l’organisation du champ de l’expérience et par la détermination de l’indéterminé. Cependant, cette création n’équivaut pas à une création pure qui nous transporterait directement dans un monde imaginaire. Au contraire, la création s’accomplit à travers des réponses qui sont créatives en tant que réponses.[12]». « L’initiative ne revient unilatéralement ni au sujet ni au monde, mais aux deux à la fois. Husserl la décrit dans la Synthèse passive comme un ‘duo constitutif’. L’attention est tout à la fois éveillée et éclairante, l’objet est tout à la fois affectant et dévoilé.[13] »
Cependant, avec l’envahissement progressif des dispositifs technologiques automatisés dans tous nos environnements (professionnels, domestiques, urbains, etc.), « cette aliénation [de l’attention, écrit Yves Citton] tend à se généraliser au fur et à mesure que s’accroît l’emprise de la bureaucratie néolibérale : les pressions conjointes d’une compétition exacerbée, d’une surveillance généralisée et d’évaluations ubiquitaires font sortir cet asservissement de l’usine pour le faire envahir les bureaux, les hôpitaux, les écoles.[14]»
L’analyse actuelle de notre société qui se caractérise par une hyper-industrialisation, c’est-à-dire une intensification des processus d’industrialisation et de rationalisation de l’ensemble des activités humaines (Theodor W. Adorno), se lie à l’analyse faite par Gilles Deleuze sur les sociétés de contrôle. La captation destructrice de l’attention et du désir[15] advient dans et par les sociétés de contrôle telles que Deleuze les décrivait déjà comme pouvoir non-coercitif de modulation exercé sur les consommateurs par la télévision à la fin du XXè siècle, et qui apparaissent au terme de l’époque consumériste.
Or, selon la description phénoménologique husserlienne de l’attention du sujet, Frédéric Moinat précise que celle-ci « naît à un niveau passif en étant d’abord éveillée de manière affective. Le sujet est sollicité de la part du monde par l’intermédiaire de forces affectives, qui s’exercent sur lui avant même que son attention ne se tourne vers elles. Comme le dit joliment Husserl, l’affection « frappe à la porte du moi[16]», c’est-à-dire qu’elle exerce un certain effet sur lui avant même qu’il ne vise par un acte intentionnel exprès la chose qui l’affecte et en prenne clairement et explicitement conscience. Et la façon dont les affections configurent leurs forces relatives, de telle sorte à susciter l’attention du moi, dépend de lois qui ne doivent rien à l’initiative du sujet : ainsi, les effets de contraste, de résonance, et de mise en série nourrissent les forces affectives jusqu’au point où le moi leur obéit en se tournant vers elles.[17]»
C’est pourquoi la société automatique tente à présent de canaliser et de contrôler les automatismes pulsionnels, sur lesquels se construisent les affects et les désirs, en les soumettant à de nouveaux dispositifs rétentionnels eux-mêmes automatiques, qui capturent par l’attention ces automatismes pulsionnels. Formalisés par les mathématiques appliquées et concrétisés par les algorithmes de captation et d’exploitation des traces internet, générées par les comportements individuels et collectifs, les automatismes interactifs réticulaires sont des dispositifs numériques de capture et de structure de l’attention, des pulsions et des expressions comportementales. Cette modulation automatisée installe ce que Thomas Berns et Antoinette Rouvroy ont appelé, en référence à Michel Foucault, une gouvernementalité algorithmique[18].
Aujourd’hui, l’automatisation tend à l’articulation organologique de l’ensemble des automatismes : technologiques, psychiques, biologiques et sociaux, – et là est le principal enjeu du neuromarketing comme de la neuroéconomie. Or cette systématisation et standardisation conduisent inévitablement à une robotisation totale, et de l’individu et de la société. Celle-ci désintègre non seulement les structures psychiques, indispensables à l’exercice de ce qu’Emmanuel Kant appelait l’autonomie et Jean-Paul Sartre l’auto-détermination, c’est-à-dire la liberté humaine, mais aussi conséquemment, la puissance publique, les systèmes sociaux et éducatifs, et les relations intergénérationnelles.
Une liberté attentionnelle et une forme attentionnelle qui ne peuvent exister sans des structures collectives qui les soutiennent, tel que l’expliquait Gilbert Simondon par les processus d’individuation psychique et collective, et de transindividuation. Les rétentions psychiques et collectives produisent de la signification et du sens pour autant qu’elles sont individuées par tous et partagées à partir de processus d’individuation psychiques et à travers des processus de transindividuation sociale, c’est-à-dire des relations solidaires sur la base desquelles se forment durablement (et intergénérationnellement) des systèmes sociaux [19]. Ce n’est donc qu’à travers une forme attentionnelle socialisée que l’attention créée peut subsister, exister et consister : « L’attention est quelque chose qui se forme, lentement, à travers un système de soin complexe, qui va des premiers gestes que la mère consacre au nourrisson, jusqu’aux formes les plus élaborées de la sublimation, en passant par tout ce qui constitue le surmoi. Je peux capter l’attention d’un animal et créer des réflexes conditionnés qui ressemblent à des attentes, comme Pavlov avec son chien – mais ce ne sont pas des attentes : ce sont des comportements reflexes et automatiques, c’est-à-dire tout le contraire d’une attente, laquelle suppose une attention, précisément. [ …] L’attente n’est pas un réflexe, et l’attention est quelque chose qui se forme : produire de l’attention chez un être psychique, c’est forcément participer à l’individuation psychique et collective, et donc produire avec de l’attention psychologique de l’attention sociale, c’est-à-dire du lien social.[20]»
Cependant, les courts-circuits attentionnels provoqués de nos jours dans l’individuation psychique et collective par les processus de transindividuation automatisée, tels qu’ils sont fondés sur le temps réel automatique, requièrent des analyses nouvelles, capables de rendre compte de la nouveauté insigne du pharmakon numérique automatique.
A l’aube de la société automatique s’impose donc la nécessité d’un questionnement organologique (technique, cognitif et social) sur les conditions de production de formes attentionnelles conçues comme création responsive socialisée.
A une époque où les sphères esthétique et rationnelle semblent de plus en plus absorbées par la sphère économique de production, la possibilité d’inventer des lignes de fuite demeure encore ouverte. Cela nécessite néanmoins que l’esthétique soit appréhendée sous l’angle d’une praxis, comme une action qui laisse s’épanouir des pratiques diverses, autant dans le champ de la littérature, de la peinture, que de l’audiovisuel ou du design technologique. Gilles Deleuze mettait à cet égard l’accent sur la capacité des arts à faire travailler ensemble des supports hétérogènes : « Les possibilités de créations peuvent être très différentes suivant le mode d’expression considéré, elles n’en communiquent pas moins dans la mesure où c’est toutes ensemble qu’elles doivent s’opposer à l’instauration d’un espace culturel de marché et de conformité, c’est-à-dire de production pour le marché.[21] ». Les alliances de certaines pratiques artistiques et de nouvelles technologies pourraient-elles ainsi contribuer à renforcer des modes de réappropriation et d’autonomisation individuelle et collective de la production de l’attention ?
Montrant en 1990 que les sociétés disciplinaires analysées par Michel Foucault sont devenues des sociétés de contrôle et de modulation, Gilles Deleuze, dans un dialogue avec Serge Daney, formulait avec espoir l’hypothèse de la possibilité d’un art du contrôle : « (…) la télévision est la forme sous laquelle les nouveaux pouvoirs de « contrôle » deviennent immédiats et directs. Aller au cœur de la confrontation, ce serait presque se demander si le contrôle ne peut pas être retourné, mis au service de la fonction supplémentaire qui s’oppose au pouvoir : inventer un art du contrôle, qui serait comme la nouvelle résistance.[22]»
Au stade hyperindustriel actuel se constitue aujourd’hui un hypercontrôle à travers un processus d’automatisation généralisée qui franchit un pas au-delà du contrôle par la modulation telle que la connaissait et la concevait Deleuze. Les facultés noétiques de théorisation, de délibération et de création sont aujourd’hui court-circuitées par l’opérateur contemporain de la prolétarisation qu’est la rétention tertiaire numérique – comme la rétention tertiaire analogique aura été au XXè siècle l’opérateur de la prolétarisation des savoir-vivre, et comme la rétention tertiaire mécanique aura été au XIXè siècle l’opérateur de la prolétarisation des savoir-faire.
S’il est vrai que les technologies numériques constituent un âge de l’hypercontrôle, un art de l’hypercontrôle est-il alors aujourd’hui concevable et possible ?
La question d’un tel art est celle d’une thérapeutique – dont l’art est un élément premier, inaugural, mais intrinsèquement insuffisant, et qui doit inventer organologiquement, en relation avec toutes les autres formes de savoir (juridique, politique, philosophique, scientifique et économique) l’ars d’une pharmacologie positive. Comment produire une telle thérapeutique, et comment celle-ci peut être quasi-causale ? Cette quasi-causalité est ce qui peut et doit émerger d’une nouvelle histoire de l’art et d’une nouvelle individuation de l’art pour que l’art puisse (re)devenir un ars.
Cependant Deleuze pense davantage cet art du contrôle en termes de résistance que d’invention – au sens où l’invention est toujours d’une manière ou d’une autre organologique, c’est à dire consiste toujours à inventer techniquement ou technologiquement, et non seulement artistiquement. Or Deleuze, en général, ne pense ni la technicité, ni la technogenèse. C’est dans le devenir technique de l’art, dans son « devenir design », que l’art peut trouver une visée thérapeutique, au-delà de la seule jouissance sublimatoire de l’acte artistique créateur et de l’expérience esthétique du spectateur.
« L’attention [écrit Katherine Hayles] est un composant essentiel du changement technique (mais insuffisamment théorisé par Gilbert Simondon), car elle fait émerger d’un arrière-fond d’ensembles techniques un certain aspect de leurs caractéristiques physiques sur lequel se focaliser, faisant ainsi advenir à l’existence une nouvelle matérialité, qui devient à son tour le contexte d’autres innovations technologiques. L’attention, toutefois, n’est nullement séparée des transformations techniques qu’elle contribue à faire advenir. Elle est engagée dans une boucle récursive avec l’environnement technique dans lequel elle opère ses sélections, mais également les mécanismes de sélection eux-mêmes. Les êtres techniques et les êtres vivants sont ainsi impliqués dans d’incessantes causations réciproques, au fil desquelles tous deux changent ensemble de façon coordonnée et synergique.[23]»
Le contexte d’une telle tâche de la pensée conçue comme thérapeutique est aujourd’hui celui de l’intégration technologique des automatismes attentionnels par les automatismes numériques – ce qui serait l’élément absolument spécifique de la rétention tertiaire numérique réagençant en totalité les montages de rétention et de protention psychique et collective.
L’enjeu de ce séminaire consiste donc à renverser la situation actuelle à travers des ars de l’hypercontrôle attentionnel parvenant à une désautomatisation attentionnelle nouvelle résultant de cette automatisation dés-intégrante.
Posant qu’il n’y a pas de vie spirituelle sans support de dispositifs sociotechniques spirituels, ce séminaire aura pour objectif de réfléchir organologiquement à un design de l’attention, inventeur de nouveaux dispositifs attentionnels désautomatisants, afin de concrétiser l’idée que l’attention doit chaque fois pouvoir exister comme une création responsive singulière, constitutive de sens et transindivuduante. C’est ainsi les principaux champs du design technologique investis sur la question de l’attention et de l’automatisation, qui seront ré-explorés de manière critique, et nous l’espérons aussi de manière inventive.