Que ce soit le geste auto-médiatique produit à la volée par un seul individu avec un smartphone, ou l’entreprise collective automédiatique déjà aperçue dans le champ des luttes démocratiques, qui réinvente les formes des médias tactiques et des médiactivistes, l’automédiation désigne l’autoproduction et l’autodiffusion de l’information à caractère politique par l’usage ou la réinvention des appareils et circuits de communication numériques.
Telle est la définition donnée de l’Automedia en introduction du dossier de recherche collectif publié par l’organisation du même nom dans le numéro 6 des Cahiers Costech. Pourtant si l’automedia et l’automediation semblent hériter de l’avant-garde des médias tactiques ou plus largement de la tradition médiactiviste, leurs réinventions à l’époque des technologies, des plateformes numériques et de l’Intelligence Artificielle apparaît – encore aujourd’hui – davantage comme un enjeu à conquérir qu’une réalité socio-technique établie. Si une transformation médiatique s’opère bien sous l’effet des conditionnements provoqués par la numérisation des supports de communication, les enjeux politiques visés par la tradition médiactiviste ne sont pas assurés d’être renouvelés.
Au contraire, le contexte infrastructurel dans lequel ces nouvelles pratiques s’élaborent semble davantage témoigner des mutations culturelles du capitalisme de l’information que d’un renouvellement de la posture contre-hégémonique2 propre au médiactivisme qui nécessiterait – entre autres – une souveraineté technologique et une nouvelle organisation économique médiatique. Exceptions faites de quelques programmes numériques tels que Discord, Mastodon, Telegram, Mobilizon l’écrasante majorité de la communication sur Internet se fait aujourd’hui sur les grandes plateformes du capitalisme numérique, qu’il soit américain (Facebook, X, YouTube, Instagram, Twitch, Linkedln, etc.) ou chinois (TikTok), quelle que soit la sensibilité ou l’intention politique des émetteurs.
Plus précisément, le tournant numérique du médiactivisme semble vider le mouvement de sa radicalité comme pour tenter d’en désamorcer l’ambition politique, tout en capitalisant sur les volontés et les expressions numériques de ses participants. Si les technologiques numériques et celles de l’Intelligence Artificielle sont pourtant susceptibles d’apporter des puissances politiques nouvelles au médiactivisme3, nous faisons ici l’hypothèse d’une corruption de ses finalités politiques par le contexte techno-économique auquel celles-ci sont désormais soumises. Un processus que Bernard Stiegler nomme : disruption.
Dans son ouvrage " États de choc, Bêtise et savoir au 21ème siècle", Stiegler développe les analyses de Naomi Klein publiées dans " La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre" pour conceptualiser une « stratégie du choc technologique où ce sont les conditions d’autonomie et d’hétéronomie des institutions académiques au sens large […] qui se trouvent radicalement modifiées » par un contexte techno-économique propre à engendrer des innovations destructrices. Une analyse que Stiegler redéveloppera quelques années plus tard dans son ouvrage "Dans la Disruption, Comment ne pas devenir fou ?" pour en généraliser le procédé, au-delà de l’assaut porté contre les institutions étatiques par un techno-capitalisme libertarien.
Cependant, l’intérêt majeur de l’analyse stieglerienne consiste dans l’apport de concepts visant à déconstruire la posture d’opposition politique afin de renouveler les formes du combat (devenant techno-politique) et faire émerger des réponses propres à son devenir technologique.
Ainsi, à la suite de Jacques Derrida, Stiegler rappelle la nature pharmacologique de la technique (toute technique est à la fois poison et remède) et prône la bifurcation plutôt que la révolution pour proposer une stratégie de combat contre la disruption. Si « la question [pharmaco-politique] est toujours de renverser le poison en remède », alors l’enjeu politique n’est plus tant de s’opposer à ce devenir pour revenir à la tradition médiactiviste que de faire bifurquer ce devenir vers des formes politico-médiatiques numériques qui peuvent résoudre certaines apories de la tradition médiactiviste.
Ainsi, nous proposons de nommer automedia le concept médiatique qui a résulté d’une disruption du médiactivisme par le capitalisme numérique pour redéfinir le/la médiactiviste en YouTuber ou en Tiktoker. L’enjeu de ce séminaire est double. Il consistera d’abord à approfondir l’hypothèse de cette disruption constituant l’automedia en innovation destructrice du mouvement médiactiviste. Il consistera ensuite à s’interroger sur les devenirs et les formes potentielles d’une pharmaco-politique de l’automedia pour penser et former son devenir positif.
Plusieurs évolutions nous permettent de caractériser cette disruption et de distinguer le modèle automediatique en train d’émerger du modèle médiactiviste dont il est issu. Nous remarquons deux évolutions majeures par rapport au médiactivisme : auto-media désigne des principes d’auto-production et des principes d’auto-matisation technologiques au sein d’entreprises de productions médiatiques. Automedias synthétise ainsi une déclinaison sémantique à partir du préfixe « auto- » pour produire au moins deux significations. Dans l’histoire technique du médiactivisme, les dynamiques d’auto-production étaient réservées à quelques initié.e.s issu.e.s du monde de la production audiovisuelle et/ou cinématographique, qui se réunissaient en groupe pour produire une fabrique collective. A l’inverse, la fabrique automédiatique veut pouvoir être pratiquée individuellement et être incarnée par tout un chacun.e sur des appareils de communication et plateformes numériques, sans requérir des compétences techniques (audiovisuelles) ou technologiques spécialisées. D’autre part, les processus d’auto-matisation technologique se trouvent aujourd’hui renouvelés par les technologies numériques et les technologies de l’Intelligence Artificielle et font entrer la circulation de l’information dans une nouvelle ère de production médiatique qui n’existait pas durant les années soixante-dix, à la naissance du médiactivisme. Les séances mensuelles de ce séminaire qui s’étaleront jusqu’à l’été 2024 proposeront chaque fois d’étudier des points saillants de cette disruption. Elles tenteront également d’en proposer des bifurcations afin de constituer le concept d’automedia et la pratique de l’automediation comme une transformation positive du médiactivisme à l’époque numérique et de l’Intelligence Artificielle.